L'ère du numérique voit deux dynamiques s'affronter : la monétarisation des services imposée par Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) et la demande de gratuité des consommateurs, qui refusent désormais de payer certains biens, culturels notamment. Combien coûte la gratuité ? Doit-on avoir peur des GAFA ? À quoi ressemblera le monde culturel de demain ? Retour sur les débats.
En prélude de cette journée, Carlo d'Asaro Biondo, président relations stratégiques Europe, Moyen-Orient et Afrique de Google, a exposé les différentes problématiques auxquelles son entreprise est confrontée. Internet est la première tentative de création et d'acquisition d'un langage commun depuis la Tour de Babel : nous parlons avec des machines qui communiquent entre elles. Ces évolutions transforment la société, l'économie, la culture et imposent la refonte des modèles de revenus. L'expression « le client est roi » n'a jamais été aussi vraie : le service doit s'adapter aux exigences de l'utilisateur. Les possibilités d'interactions avec la marque explosent grâce aux réseaux sociaux. Le big data permet à l'entreprise de connaître ses acheteurs et, à ces derniers, de choisir une offre qui leur est adaptée. De son côté, Google vend ses services à des entreprises et des particuliers à travers le monde. Ce service augmente le trafic et la visibilité de l'utilisateur. Google est un pourvoyeur de valeur. Comment alors imposer ce service ? À quel pays l'entreprise doit-elle rendre des comptes ? « Nous sommes globaux, répond Carlo d'Assaro Biondo. On ne peut plus appliquer la fiscalité d'hier. Si un consommateur japonais réserve une chambre d'hôtel en France via Google, où doit-on payer des impôts, en France ou au Japon ? Il faut trouver de nouveaux systèmes globaux de financiarisation des services numériques. »
L'humanité vit sa troisième révolution industrielle. Les conséquences s'observent aussi bien dans l'organisation de la société que dans la sphère économique, productive et marchande. L'émergence d'une nouvelle « économie - monde » redessine les business models et les processus de globalisation. Ces mouvements s'expriment à travers certaines innovations majeures : Internet, les systèmes d'information et de télécommunication, les biotechnologies... Parallèlement à l'explosion de la production de biens matériels, les sociétés humaines consomment de plus en plus de services (R&D, conseils, finance, culture, sécurité...). Ces mutations font une part croissante à l'immatériel (brevets, marques, logiciels, bases de données, réseaux sociaux...). Reproduire un bien matériel demande de connaître le processus de production et d'en posséder la matière première, pour un coût quasi identique. Un bien immatériel obéit à d'autres processus : le coût marginal de sa reproduction, si elle est autorisée (copyright), est souvent proche de zéro, que sa production soit complexe ou non. Surtout, un bien immatériel se renforce par la multiplication de son utilisation.
Parmi ces nouveaux modèles économiques, la gratuité occupe une place particulière, mais n'ayant par définition pas de prix, comment alors la mesurer et la valoriser ? Michel Renault, de l'Université de Rennes 1, prend l'exemple du PIB : cet indice ne prend pas en compte la qualité de l'air ou l'entraide entre voisins. Il est d'ailleurs de plus en plus contesté. Ces débats amènent à compter la gratuité, à évaluer son utilité sociale, sa valeur sociétale et, finalement, à comptabiliser le non quantifiable. Ces considérations se placent majoritairement sur un terrain technique : solutions et dispositifs de comptage, indicateurs, baromètres... Michel Renault établit un parallèle avec le champ de l'environnement, où l'enjeu est de « compter ce que nous donne la nature gratuitement ». Appliqué à l'entreprise, il s'agirait de prendre en compte ce qui ne peut être quantifié, la formation des salariés par exemple. On tend alors à rabattre une question morale sur une question technique. Notre volonté de lier la valeur au prix implique mécaniquement une réduction du gratuit. Compter la gratuité suppose de déplacer la question de l'évaluation du champ de l'instrumentation technique vers le champ moral : ce qui « vaut », ce qui « compte » et ce qui est « juste ». « Prendre en compte » le gratuit demande de « prendre en compte » ceux (humains ou non) qui sont affectés directement ou indirectement par ces actions.
Le marché numérique est composé des consommateurs, des pourvoyeurs de contenus et des constructeurs. Aujourd'hui, les premiers fournissent la matière (photos, contenus, partages...) aux deuxièmes. Comme l'explique Jean-Marie Cavada, journaliste et homme politique français : « On paie le tuyau, mais pas l'eau ». Nous sommes dans une situation similaire à celle des pays du golfe Persique entre la 1re et la 2de guerres mondiales : ils possédaient beaucoup de pétrole, mais seuls les acteurs ayant la capacité de l'extraire et le raffiner en ont profité - BP, Total et les royautés notamment. En France, l'activité culturelle contribue pour 3,2 % à la richesse nationale et emploie 670 000 personnes . En Europe, ce sont plus de 7 millions d'employés et plus de 535,9 milliards d'euros de chiffre d'affaires . Il est fondamental de défendre ce patrimoine car, petit à petit, cette matière s'épuise et le marché devra s'ouvrir aux autres. Le danger est qu'il devienne secondaire. Aujourd'hui déjà, les films américains sont rentabilisés sur leur territoire national bien avant leur arrivée en France. C'est le commerce de la matière sans l'achat de droits : je vends ce qui ne m'appartient pas. Il faut remettre en cause ces procédés.
Il convient cependant de ne pas se laisser aveugler par l'illusion de la gratuité de la culture. Philippe Chantepie, inspecteur général au ministère de la Culture et de la Communication, rappelle qu'il existe une multitude de gratuités et que la notion n'est pas nouvelle, Napoléon en débattait déjà. La presse, l'accès aux archives, les musées et les monuments sont, pour la plupart, fondamentalement gratuits : ils sont financés par d'autres acteurs que les consommateurs. À l'inverse, l'émergence de produits culturels sans frais a affecté profondément l'industrie du disque mais, en réalité, l'ensemble du secteur de la musique continue à bien se porter. Dans le domaine du livre, les bibliothèques sont le plus souvent financées par l'État et les collectivités locales. Dans l'audiovisuel, le système articule le payant avec des modes d'accès gratuit (replay, VOD, streaming...). Cette logique de discrimination cherche à satisfaire tous les secteurs de la population. Ces différents mouvements économiques et technologiques sont apparus alors que nous étions face à une crise de la culture, avec des budgets publics en forte baisse. Le rapport s'est inversé : nous ne payons plus le bien, mais la machine qui permet de le consommer. La préférence va désormais à l'appropriabilité plus qu'à l'acquisition. La valeur n'est plus dans le produit mais dans la façon dont on le valorise, grâce aux algorithmes notamment. La plateforme devient le modèle prédominant et le gratuit s'étend à la majeure partie des champs culturels.
Si l'on en croit l'optimisme de Jeremy Rifkin, « la troisième révolution industrielle est la dernière des grandes révolutions. Elle va poser les bases d'une ère coopérative émergente ». Les opportunités de changement sont réelles, de nouveaux modèles économiques de coopération et de gratuité sont possibles, ne manquent que les volontés politiques.
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